Oreste || Et jamais je ne pleure, et jamais je ne ris. ||

L'ont n'eut de cesse de répéter à Oreste qu'il deviendrait quelqu'un. Il est de ceux dont la naissance aura déroulé un tapis doré sous ses pieds et, en ses qualités de noble, il s'était vu attribuer une quantité de charmes dont il avait appris à user.

Alors Oreste, naturellement, sait envoûter ses pairs dans des discours bien fait, un équilibre constant de compliments et faits banals, de questions anodines et de messes basses complices. Il est un artiste dont les coups de pinceaux méticuleux viennent rehausser une toile, travaillée depuis des années, sans que jamais rien ne dépasse ; aucune larme versée, aucun rire échappé. Subtil et intelligent, il ne lève jamais un soupçon ; il est humble et courtois, il est sensible et patient, et surtout, il écoute attentivement.

Et c'est là tout où son art qui se joue : car il n'y a rien qu'Oreste ignore. Telle comtesse fait chanter celle-ci ; tel comte verse des pots de vin ; et ce domestique qui n'est rien d'autre que le coursier d'une liaison secrète. Aucune rumeur ne saurait lui échapper lorsque son pas gracieux foule le sol du palais. Et c'est si étrange, pour quelqu'un qui méprise tant les nobles, de le voir ainsi se délecter du moindre de leur faits.

Mais c'est aussi un art que de cacher ses propres secrets ; ainsi derrière ses sourires de façade, Oreste a apprit à cacher la gigantesque escroquerie qu'il est.

Dans l'ombre de ses regards bienveillants et ses gestes tendres, c'est la rancœur qui l'étouffe, et le dédain qui l'habite. Et de tout son être, il haïe ces gens, ces fêtes, ces mondanités, et tout ce qu'on lui impose. Dans l'intimité de son esprit, Oreste rit à gorge déployer, et s'habille de cynisme dès lors que l'occasion se présente.

Il n'est que poudre aux yeux, chantonnant des louanges à qui veut bien l'entendre ; et de son ton moqueur, il enchaîne les plus mauvais sarcasmes lorsqu'on lui donne des ordres. Et il rit encore lorsqu'il constate toute cette confiance qu'on place en lui, alors qu'il sait qu'il les poignardera dans le dos dès que l'occasion se présentera à lui. Si Oreste devait devenir quelqu'un, il deviendrait celui qui aurait fait tomber les têtes de la Cour royale de Scémède.

Au fond, Oreste n'est qu'une mélancolie qui bourdonne au creux de son oreille lorsqu'il n'a plus le cœur à rire ; la solitude terrible d'un être qui ne sut trouver sa place dans un monde où on le força à faire bonne figure. Plus seul que jamais, son cynisme est une des dernières choses à laquelle il puisse se raccrocher pour se donner l'illusion d'avoir un semblant de contrôle sur sa vie.

Oreste le sait : son existence se joue sur un fil ; ses double-jeux dangereux pourraient bien lui coûter la vie, ainsi qu'à tout ceux qu'il aime.

Fort heureusement, il n'aime pas grand monde ; alors au fond, il n'a pas grand chose à perdre.

En haut de sa tour dorée, Oreste n'aurait su connaître ni la faim, ni le froid, ni le malheur.

Il n'est pas encore né qu'il a déjà tout ; de ces choses dont rêvent naïvement les petites gens dans leurs chaumières, de celles que vous content les histoires qui endorment vos enfants. S'il devait être pourvu de la beauté, du talent, de l'intelligence, et de tout un tas d'autres qualités qu'un noble de son rang se devait d'avoir, il ne les obtiendrait que par le bonheur d'être bien né, d'être issue d'une noble lignée.

Oreste n'aurait su manquer de quoique ce soit, car il était un Alagona, et un Alagona ne manque jamais de rien lui répétait-on.

Et en haut de sa tour dorée, Oreste regarde les Hommes.

Et dans son oreille, alors qu'il n'est encore qu'un poupon, on lui chuchote tendrement à quel point il est chanceux, à quel point ils valent moins que lui. Ils travaillent, tombent malades et meurent ; un Alagona ne s'éteint que lorsque son destin sur Terre est accomplit. Et c'est son destin qui l'attend, quelque chose de beau, d'héroïque, de fantastique ; on lui chante déjà quelques louanges, comme pour le préparer à ce qui l'attendra probablement.

Oreste, héritier d'une famille de noble, était promis à quelque chose, disait-on. Il serait quelqu'un, et il brillerait tel un astre parmi les hommes ; c'était simplement son destin.

Pourtant, il n'a que 9 ans quand un pan de son monde s'écroule. Et soudainement, lui qui était si heureux en haut de sa tour, se voit trahit par son propre être ; ça s'insinue dans son cœur, prend des virages au creux de ses lèvres à lui en donner la nausée... le vertige.

En haut de sa tour dorée, Oreste est piégé.

Et c'est l'orgueil humaine qui a raison de lui ; on le présente à la Cour, le pare de bijoux et de froufrous, on le dépoussière comme un bibelot sur une étagère. On le poli pour le faire briller à en épater les foules de la noblesse, et il se sent défaillir.

« Tu n'es plus un enfant Oreste, tu dois t’acquitter de ton rôle. »

Il doit tout apprendre, tout. Les monarques, les comtesses, les fourchettes, les draperies, les armoiries, les alliés, les ennemis, le piano, les langues, la poésie, l'équitation ; et il suffoque tandis qu'on lui injecte tout ce savoir dans le crâne pour des raisons qui lui restent obscures.

« Soit content, Oreste. Tu réalises la chance que tu as ? »

On le choisit parce qu'on lui voit un potentiel ; parmi ses quatre frères et sœurs, on le choisit, parce qu'on le sait capable. Oreste se voit vendu, comme jeté aux loups au milieu de ces seigneurs aux sourires moqueurs et aux paroles toutes faites.

Aucun jour ne passe sans qu'on le sculpte comme une pierre, jusqu'à en extraire la gemme qu'il se devait être. Et comme un bijou on le poli, on frotte à même sa chair et on le démembre pour le rendre présentable et beau ; pour le rendre royal.

« Tu seras son valet, tu comprends ce que ça veut dire ? Il faut que tu sois parfait, Oreste. »

Car sa majesté ne pouvait se permettre la moindre imperfection à ses côtés sur le grand tableau de la Cour. On lui arrache ses restes d'humanité à même son cœur pour lui faire atteindre cet absolu, et on lui cisèle le crâne pour y extirper les étoiles et y recracher des idées prémâchées.

Et dans sa charpente dorée, jamais Oreste ne s'est senti aussi mort.

Dépouillé de tout, Oreste est finalement parfait. Le ton n'est jamais trop haut, ni trop bas ; les sourires ni trop larges, ni trop petits ; ses gestes ni trop lents, ni trop rapides ; il a le savoir, le talent et la beauté. Plus œuvre qu'Homme au final, Oreste rempli les promesses, et toutes les attentes qui pesaient sur lui depuis ses fatidiques neuf ans.

On l'avait verni afin de figer ses sourires plastiques de manière éternelle. Jamais il ne se plaint, car il fait son devoir, il accomplit son destin et suit la longue lignée des Alagona.

Et dans sa charogne dorée, Oreste contemple ses mains brûlées.

Et on lui avait tant promis ; tout mais pas la douleur, tout mais pas la laideur, et pourtant, elles sont là sous ses gants, représentant tout ce qu'il répugne. Le voilà qui n'est plus que haine et horreur, mépris et orgueil, et c'est une colère sourde qui cogne contre ses tempes à chaque fois qu'il fait un pas dans les palais de sa Majesté. Il en veut au monde de lui avoir enlevé cette humanité, d'avoir piétiné ses rêves, d'avoir brûlé ses mains, il leur en veut si fort que depuis sa tour, il observe la plèbe et les envie.

Jamais il n'admettrait publiquement à quel point il les jalouse, à quel point ce monde l'a rendu pourri, par le simple bonheur d'être bien né. Et tous ces nobles qu'il dédaigne, il se haïe tellement de leur ressembler ; tous les jours, Oreste ravale avec douleur la fureur puante qui émane de son cœur, à chaque fois qu'il adresse un sourire, une politesse.

En haut dans sa cage dorée, Oreste veut simplement pouvoir rire et pleurer.

Mais c'est trop tard pour lui ; on lui a tout arraché, tout ce qui aurait pu le rendre humain. Un Alagona ne s'éteint que son destin accomplit, mais Oreste se sait déjà mort ; ses mains brûlées sur le ventre retenant au fond de son être ses viscères en décomposition.