Sur le fil de la lame – Masako Shō

Dans une autre réalité, Masako serait sans doute une personne très douce ; une jeune femme à l'écoute, souriante et sensible, au rire facile et au grand coeur. C'est après tout ce qui se cache sous son imprenable carapace, mais même elle refuserait de l'admettre. Car pour prouver sa valeur auprès des siens, Masako a dû enfouir et oublier toute trace de faiblesse, développant une personnalité d'un acier plus solide encore que celui qu'elle forge. 
Tout ce qu'elle a aujourd'hui, elle a dû se battre bec et ongles pour l'obtenir, elle qu'on avait jugée trop faible pour apporter quoi que ce soit à la communauté de Kii. À l'intérieur, une rage destructrice brûle contre tous ceux qui ont osé la sous-estimer, la rabaisser et ont démantelé ses rêves. C'est cette colère qui lui a permis de survivre et de s'élever, mais aujourd'hui, personne ne pourrait soupçonner la passion qui l'anime. Masako, aux yeux de tous, est une femme froide et logique, à la répartie incisive. Jamais un mot plus haut que l'autre : ses accès de colère sont glaciaux et calculés, à l'image de sa gestuelle presque militaire.
Elle est aujourd'hui un artisan et une guerrière respectée, voire crainte. On voit en elle un Général potentiel, mais en secret, Masako rêve de voyages et d'aventures, d'emprunter la voie des explorateurs, voire de s'engager comme mercenaire et de suivre les sentiers jadis foulés par son père, dont elle idéalise l'image. Peu bavarde, elle ne partage ses ambitions à personne. Le seul individu avec qui elle entretient une réelle complicité est son frère, mais au lieu de mots c'est bien souvent des coups qu'ils échangent, partageant un entraînement rigoureux dans le secret des montagnes.

Sept jours de pluie

I. Il pleut. Elle a poussé et saigné pendant des heures, seule. Masae n'aime pas qu'on la voit souffrir, alors elle a envoyé Hara jouer chez un de ses camarades, puis elle s'est préparée à donner la vie. Avec le premier pourtant, ce n'était pas si difficile. Elle a hurlé à s'en briser la voix pendant des heures, pas que cela puisse changer quoique ce soit à la certitude que cette fois-ci, elle allait en mourir. Mais aux premières lueurs de l'aube, elle saisit le nouveau-né et le pose contre son sein. Une fille. Beaucoup plus petite et frêle que son frère à la naissance, le teint presque bleuâtre et la respiration laborieuse. Elle ne crie pas. Masae ne pense pas que ce bébé survivra à l'hiver, mais elle envoie quand même son Roucoups porter un message en Scémède, à la recherche de son mari pour lui apprendre la naissance de son nouveau-né. Dans quelques semaines, son monstre reviendra portant toujours la même lettre, et aussi longtemps qu'elle attendra alors, le père de ses enfants ne reviendra pas. Un jour, elle fera son deuil.

II. Il pleut. Masako regarde les enfants qui s'entraînent dans une cour en contrebas. Elle aussi est en âge d'apprendre à se battre, mais ça n'arrivera pas. Hara, son frère, s'exerce un peu plus loin à manier le bâton avec des apprentis plus âgés. Son frère est talentueux, prodigieux même, comme son père au même âge, mais Masako ne connaît pas son père. Elle sait juste qu'il était fort et brave et que c'était un aventurier, un explorateur, et qu'à force de vivre dans le danger il a fini par disparaître et que personne ne sait comment. Masako ne tient rien de son père, ni rien de sa mère, ni rien de personne vraiment. Elle ne peut pas s'entraîner car son coeur s'emballe et la laisse le souffle court dès le plus petit effort. Aux yeux de tout le monde c'est une honte, et sa mère lui fait savoir, dans ses regards déçus et ses soupirs, que Masako est un fardeau. Quand Hara est à la maison il s'efforce de la faire rire et de jouer avec elle, mais ces instants sont rares car son frère est un garçon normal et fort, et qu'on attend de lui qu'il s'entraîne à devenir un homme digne de porter le nom des Shō. Frustrée, la petite fille écrase son poing contre le mur. La douleur monte dans ses phalanges et tout de suite sa respiration s'emballe, son coeur bat trop fort contre ses côtes.

III. Il pleut. Ruisselante elle court pour rejoindre son frère dans un creux abrité par les pics rocheux. Elle se sent essoufflée, mais elle y arrive de mieux en mieux maintenant. Elle manque de glisser sur une roche trop lisse, se rattrape de justesse, et continue sans même y penser. Quand elle arrive au rendez-vous il est déjà assis en tailleur, et elle prend place à côté de lui. Les yeux fermés elle se concentre sur sa respiration uniquement, le corps ancré dans la roche, et tout le reste du monde disparaît. Inspirer profondément par le nez, puis expirer par la bouche. Encore. Jusqu'à ce que les battements se calment, que tout redevienne sous contrôle. Satisfaite, elle ouvre les yeux. Hara est déjà debout et lui tend un bâton. Elle se relève avec souplesse, l'attrape et se met en position face à son frère. Ils échangent quelques bottes, les mots sont rares et vont droit au but.
“Surveille tes appuis. Tu as laissé une ouverture. Ton geste est trop ample. Maintiens ta garde.”
Ils se voient tous les soirs en secret depuis deux ans maintenant, et il lui apprend ce qu'elle a toujours rêvé de savoir. Hara est la seule personne qui croît que Masako est capable de surmonter ses faiblesses, et la reconnaissance de la fillette est sans bornes. C'est une élève sérieuse qui ne recule devant aucune difficulté. Au moment de rentrer ce n'est plus de pluie mais de sueur dont ils sont trempés.
“Merci, Hara.”

IV. Il pleut. L'aube se lève grise et sale, et Masako progresse lentement jusqu'au village dans la semi-obscurité. Sa randonnée nocturne l'a menée au delà des mines. Elle a plongé dans une cascade glacée, a escaladé des pics presque verticaux. La jeune fille de quatorze ans se sent ivre de bonheur et de liberté. Arrivée devant sa maison qui surplombe le village, elle retire ses chaussures boueuses avant de faire coulisser la porte. Elle progresse à l'intérieur sur la pointe des pieds, soucieuse de ne réveiller personne avant de regagner sa chambre. Mais un raclement de gorge la fait sursauter. Masae trône dans la pièce à vivre, son regard inquisiteur fixé sur l'adolescente.
“ Je poserais bien des questions si je n'avais pas trop peur de savoir quelle folie t'a encore prise.”
“J'étais juste sortie marcher.”
“Au milieu de la nuit ? Complètement seule ?”
“Quand Hara le fait, ça ne te pose pas le moindre pro...”
“Quand ton frère le fait, il n'y a aucune raison de craindre qu'il tombe raide mort à chaque instant !”
Masako sent son corps entier se raidir face à l'insulte, mais sa mère poursuit avant qu'elle ait le temps de répliquer :
“Je ferme les yeux sur tes folies quand je sais qu'il t'accompagne, mais je suis fatiguée de tes enfantillages. Tu n'es pas ton frère, tu n'as rien en commun avec lui ! Arrête de croire que tu es capable de réaliser des choses qui te mettent en danger. Ta place est à la maison et il serait temps que tu le réalises.”
Les mots résonnent comme autant de coups sourds dans sa cage thoracique. Sans un mot elle va se coucher, malgré son envie de détruire tout ce qui lui tombe sous la main. Un jour, elle lui montrera. 

V. Il pleut. Les gouttes résonnent dans la pièce, soulignant le silence qui règne à table. C'est bien trop souvent le cas. Masako a du mal à toucher à sa nourriture. Un an a passé depuis cette confrontation avec sa mère. Un an durant lequel elle a endurci son mental, se fermant de manière plus en plus hermétique aux agressions des autres, se concentrant seulement sur son envie de dépasser ses limites. Elle sait qu'elle n'est plus cette petite chose fragile dont on lui renvoie l'image depuis bien longtemps. Finalement, elle prend une grande inspiration.
“Un des forgerons recherche un apprenti.” Masae lève les yeux, déstabilisée par la voix de sa fille dont les mots se sont fait si rares.
“Hara n'est plus apprenti depuis longtemps, répond-elle après un temps.”
“Je ne parle pas de Hara, et tu le sais.”
“Oh, ne recommence pas.”
“On verra.”
Sans ajouter un mot elle se lève de table, enfile ses chaussures et une veste, et sort de la maison. Personne ne cherche à la rattraper. Masako descend dans le village, ses pas résonnant sur les pavés. Le maître forgeron a son atelier à l'est du hameau, dégagé sur une vue à couper le souffle. Elle s'apprête à taper sur l'un des carreaux pour demander audience, quand de la boue s'écrase sur sa joue droite. Elle se retourne sur un garçon de son âge, un de ceux avec qui elle n'a jamais pu jouer car il était de notoriété publique qu'elle était frêle et malade ; une pariah, ni plus ni moins.
“Je ne sais pas ce que tu comptes faire, fille-Shō, mais mon père m'envoie pour demander au maître de me prendre comme élève, alors tu vas me laisser passer d'abord.”
“Je viens pour la même raison que toi, et j'étais là en premier. J'imagine qu'il devra choisir entre nous deux.”
Le garçon éclate d'un rire déplaisant.
“Je ne pense pas qu'il ait besoin de quelqu'un pour lui servir le thé, Shō. C'est pas comme si tu savais faire quoi que ce soit d'autre.”
“Tu parles beaucoup. Si tu veux tant ta place, tu devrais venir la prendre.”
Il a l'air déconcerté, mais reprend contenance et s'élance vers elle, le sourire aux lèvres et le poing brandi. Trop sûr d'une victoire facile, il s'y prend n'importe comment, et Masako n'a aucun mal à l'envoyer valdinguer d'un coup de pied sur le plexus. Il se relève rapidement et revient à la charge, plus prudent cette fois-ci. Elle l'esquive jusqu'à ce qu'il laisse voir une ouverture sur son flanc droit, mais au moment où elle frappe il la bloque et son poing vient s'écraser dans sa mâchoire. Elle encaisse sans peine et ne se laisse pas déstabiliser. Leur manège continue un temps, jusqu'à ce qu'il soit clair que la rigueur d'acier qu'elle a imposé à son entrainement lui donne l'avantage. Masako finit par plaquer le garçon au sol, son visage à quelques centimètres du sien.
“Tu devrais peut-être rentrer te faire du thé, comme tu ne sembles rien savoir faire d'autre.”
Elle se relève, de la pluie dans les yeux et du sang dans la bouche. Derrière la vitre un vieil homme sourit.

VI. Il pleut. Ce serait facile de l'oublier, cependant, dans la forge brûlante où les fours sont alimentés sans relâche par le Chartor de son maître. Masako est son apprentie depuis deux ans. Aujourd'hui symbolise une grande étape dans son apprentissage : pour la première fois, elle met bout à bout toutes les techniques qu'elle a apprise et travaillé pour forger sa première lame entièrement seule. Si c'est un succès, son maître lui reconnaîtra le droit de réaliser ses propres travaux dans l'atelier, accédant au statut d'artisan à part entière pour les trois années restantes de son apprentissage. Elle travaille depuis l'aube dans la chaleur de plomb, ne s'accordant aucun repos. À force de manier le marteau, ses mains se sont couvertes d'ampoules malgré les solides gants qu'elle porte, mais dans sa concentration, c'est à peine si elle s'en rend compte. C'est le moment de sertir la lame dans le manche qu'elle a sculpté elle-même, dans un acajou rare venu de Scémède. La nuit est tombée depuis longtemps. Après de nombreuses heures elle peut contempler son oeuvre achevée. Le sabre est fin et léger, rougeoyant à la lumière des braises. Passé un moment d'émerveillement, elle se glisse hors de la pièce pour rejoindre son maître. Respectant les vieilles conventions, elle s'agenouille devant lui, nuque courbée, lui offrant son arme. Il saisit le sabre, l'observe, le fait jouer avec quelques bottes imaginaires.
“Reprends-la.”
“Elle ne vous convient pas ?”
“C'est une très belle pièce. Tu peux la garder. À présent, chaque fois que tu travailleras à créer d'autres lames, je veux que tu te souviennes de tout le coeur et la passion que tu as mis dans celle-ci. Ce sera ton point de référence et toute ta vie tu oeuvreras à le surpasser.”
Elle s'incline et se retire, serrant contre elle sa nouvelle lame. Sa fatigue oubliée, Masako s'élance vers les montagnes, déterminée à s'entraîner.

VII. Il pleut. Le brouillard s'est levé et elle a eu du mal à les voir arriver, malgré un point d'observation bien choisi. Mais soudain, au tournant du sentier, elle les aperçoit : une procession de marchands revenant d'Aros, escortés par nul autre que son frère aîné, dont la main ne relâche pas la garde de son épée. Aussitôt elle s'élance, ignorant le déluge et les coulées de boue qui entraînent des pans entiers du sentier. Elle manque plusieurs fois de se briser le cou mais ne ralentit pas l'allure, confiante en sa connaissance des lieux. Après plusieurs minutes de courses, elle arrive juste au dessus d'eux. Sans perdre un instant, elle dégaine son sabre et saute dans le ravin, pour atterrir juste devant son frère. Avec une rapidité déconcertante, celui-ci sort son épée et engage immédiatement le combat. Ils sont tous les deux habiles, enchaînant bottes et parades sans faiblir. Si l'un a parfois l'avantage, il ne le conserve jamais trop longtemps. Finalement, c'est la chance qui intervient en faveur de Masako : alors qu'elle force son frère à se replier contre la roche, celui-ci manque de perdre l'équilibre sur le sol glissant. Saisissant l'opportunité, elle lui assène un coup de pied dans le torse, le projetant à terre et ne stoppant sa lame que lorsqu'elle effleure sa gorge.
“Eh ! C'était plutôt fourbe, ça.”
Masako éclate d'un de ses rares rires, bientôt rejointe par son frère et les marchands qui ont assisté au combat.
“Bienvenue à la maison, Hara.”