Qu'importe la fiole tant qu'on a l'ivresse.

L’air d’être doué ? Virgile déglutit péniblement. Il n’avait aucune envie que l’on s’étende sur sa manière de toucher une femme, ou même sur le fait qu’il puisse effleurer des seins en pleine rue, encore moins lorsqu’il sentait la moquerie dans chaque mot de la gitane.
Nerveux, il se racla à nouveau la gorge, les yeux évitant toujours soigneusement ceux de Lorna. Hors de question de s’y attarder, hors de question de remettre le nez sur cette poitrine dorée et rebondie. Il suffisait de n’y avoir songé qu’une seconde pour que ses pensées l’y rappellent. Déçu, était-ce donc ça l’instinct primaire des Hommes ? Non, il valait mieux qu’un simple primate. Et si sa manière d’esquiver les regards tenait surtout d’une timidité et d’une gêne envahissante, il y avait là également une sorte de fierté personnelle, le fait qu’il soit timoré n’expliquait pas tout.
Ainsi, lorsque la gitane expliqua qu’elle ne lui avait promis que ses noix de galle et pas le reste, une légère impatience contrariée lui arracha un soupire agacé. S’humectant les lèvres, il croisa les bras pour tapoter nerveusement de l’index sur son manteau. Elle avait beau avancer que le premier jeu n’était pas si difficile – objectivement, il ne l’était pas, mais il avait été indécent et surtout… Mince, qui propose ce genre de jeux ? Etait-ce seulement un vrai jeu ? –  que le prochain lui permettrait de récupérer ses affaires dans leur totalité et que, franchement, il ne devrait pas laisser passer cette offre… Non, il ne mordait. Enfin, il y était bien obligé, mais ce fut de bien mauvaise grâce qu’il pinça les lèvres.

-Si vous étiez moi, vous ne déroberiez pas les affaires des gens pour les soumettre à des jeux pervers…

Qu’il se surprit à répondre alors du tac au tac, sûrement bien plus effronté qu’il ne l’aurait cru. Ca aussi c’était sorti tout seul, aussi naturel que sa protestation antérieure. Pourtant, il n’avait pas changé, sa voix n’avait toujours pas cette assurance qui lui faisait tant défaut, s’apparentant plus à un marmonnement qu’à une véritable critique, et son regard s’était détourné presque automatiquement.
Une nouvelle fois, son expression se crispa, ses lèvres se pincèrent et ses bras se dénouèrent pour le laisser lever une main dans un geste d’abandon.

-Mais vous n’êtes pas moi, et je ne suis pas vous… Je ne saurais deviner vos desseins, j’y renonce même.

Qu’il souffla dans un soupire, laissant le froid d’Aros cristalliser ses paroles.

-Je vous laisse donc le soin d’exposer votre prochain… Hum… Jeu ?

Il n’était pas sûr de vouloir appeler ça comme cela, mais il n’avait pas de meilleur terme pour remplacer le précédent. Ainsi, une nouvelle fois, sa phrase se termina en interrogation puisqu'il fallait au moins lui reconnaître ça : le scribe n'était pas démuni d'une certaine humilité face aux questions existentielles de la vie.

Dolorès avait une petite idée derrière la tête. Au plus elle regardait Virgile, au plus elle se disait qu'elle ne pouvait pas le laisser filer comme ça. Il lui fallait un ultimatum, un choix à faire. Dolorès n'avait que faire du sac et de son contenu, même si elle pouvait très bien le réutiliser pour plus tard. Elle n'avait jamais eut l'intention de voler son matériel, et de repartir avec. Ce qui l'amusait beaucoup, était de voir à quel point Vrigile se laissait faire. Se sentait-il obligé d'écouter la gitane, ou se laissait-il volontairement manipuler ? A part l'Arosien, personne ne pouvait le savoir. Si vous étiez moi, dit-il, vous ne déroberiez pas les affaires des gens pour les soumettre à des jeux pervers. La gitane se mordilla les lèvres. Alors maintenant, blondinet montrait les dents ? Aussitôt cette phrase dite, ou plutôt marmonnée, le regard du blond se posa ailleurs, peut être le plus loin possible de la gitane. Cette dernière ne put s'empêcher de pouffer de rire, comme si elle était outrée.

- Pervers ? Créeme, aquí estoy lejos de ser perversas, murmura-t-elle, comme si il pouvait comprendre ses paroles.

En effet, la gitane avait raison: si Virgile trouvait qu'effleurer une poitrine était pervers, alors il n'était pas au bout de ses surprises. Dolorès avait certainement expérimenté tous les pêchés dont l'être humain était capable, et elle était sure qu'en cherchant un peu, elle pouvait trouver des nouveautés encore plus dérangées.
Mais là n'était pas la question.

Le blond décroisa les bras, visiblement agacé. La gitane eut peur de le perdre, l'espace d'une seconde. Et s'il décidait de partir, en abandonnant son sac ? Ce n'aurait pas été très fair play. Mais après tout, c'était son droit. Le grand blond lui confia qu'il ne voulait pas savoir quels étaient ses desseins, mais Dolorès comprit tout autre chose. Elle s'imaginait que Virgile ne voulait pas contaminer son esprit "pur" avec des pensées salaces. Cela l'amusa une nouvelle fois. Enfin, il questionna la gitane sur la nature du nouveau jeu. Un sourire étira ses lèvres pulpeuses. Et pour la première fois, la belle baissa les yeux.

- Dame un beso.

C'était son ultime choix. L'idée qui trottait dans le crâne de la jeune femme, était entrain de se concrétiser. Autant sa grande fierté lui disait de foncer, autant son cœur de jeune fille, commençait un peu à paniquer. Et s'il refusait ?
C'était comme si deux petits personnages se battaient sur ses épaules: un petit ange lui soufflait d'abandonner cette idée, tandis qu'un petit diable approuvait ce nouveau "jeu", et lui disait de s'amusait à fond. Et cette fois ci, c'était Virgile qui aura raison de ce jeu.

- Donnez moi un baiser, finit-elle par traduire, et je vous rendrais votre sac.

Si les rôles étaient inversés, Dolorès aurait flanqué une bonne raclée à celui qui essayait de la faire chanter. Par fierté, mais également car les mœurs d'Aros ne lui convenaient absolument pas. Les femmes étaient souvent maltraitées, humiliée et déshonorée. Et quelque part, jouer ce jeu avec Virgile l'amusait beaucoup. C'était peut être une forme de vengeance personnelle ou simplement une idée venue du tréfonds de son esprit décalé.

- ... et je vous laisserez partir, rajouta-t-elle en relevant les yeux vers lui.

Pourtant, le petit ange sur l'épaule de la gitane, la faisait douter. Virgile ne semblait pas être ce genre d'homme qui ne respectait pas les femmes. Il ne méritait peut être pas ce chantage. Depuis le départ, il se montrait calme, hésitant, apeuré. Mais le petit diable lui soufflait qu'un baiser n'avait rien de pervers et qu'après tout... Elle aussi en avait envie, non ?

Le sourire qui étira les lèvres de la jeune femme ne lui inspira alors rien de bon. L’espace d’un instant, il crut qu’elle lui demanderait quelque chose de totalement stupide comme… Plonger nu dans l’océan d’Aros. Il n’aurait évidemment jamais accepté, mais tout de même, cela suffit à le faire frissonner et froncer les sourcils. « Dame une beso » qu’elle lui avait soufflé sans qu’il ne comprenne. C’était frustrant. La barrière de la langue, cette sensation de ne pas tout comprendre lui rappelait inlassablement qu’il n’était pas maître de la situation, d’aucune situation d’ailleurs. Alors enfin, il posa un bref regard sur la jeune femme pour se rendre compte que sûrement pour la première fois de leur échange, elle avait baissé les yeux. Etait-ce par timidité ? Il en doutait grandement, mais cela lui permit de l’observer plus longtemps qu’il n’avait jusqu’alors eu l’occasion.
Et alors seulement elle traduisit, et le scribe en tension s’emparer de ses épaules alors qu’il se crispait entièrement.
Elle lui rendrait son sac, elle le laisserait partir contre un baiser. Devait-il en conclure que s’il tournait les talons maintenant, elle l’agripperait et ne le laisserait pas fuir ? L’idée lui arracha un frémissement le long du dos, il ne voulait pas y penser.
Dans glapissement étranglé, il ne manqua pas de laisser échapper alors la première chose qui lui vint à l’esprit :

-Mais, pourquoi ?

Il ne comprenait pas, il avait prétendu ne plus vouloir comprendre mais c’était plus fort que lui. S’il avait paru résigné, c’était parce qu’il pensait ne plus pouvoir réfléchir pour quelques minutes. Oops, loupé.
Et pout la première fois, son regard perdu n’avait pas directement esquivé celui de la gitane. Peut être qu’en fixant les pupilles émeraudes de la jeune femme, il trouverait la réponse ? Non, et se fut de gêne et de frustration qu’il détourna les yeux une nouvelle fois, serrant les mâchoires. Il fallait dire que l’idée l’avait plus choqué que dégouté. Prétendre qu’il ne réservait ses lèvres qu’à l’élu de son cœur aurait été hypocrite de sa part et l’espace d’un instant, les joues rosies d’Amandine se frayèrent un chemin jusqu’à son esprit. Il balaya alors le souvenir d’une petite secousse de la tête.
S’il fallait être honnête, et il essayait de l’être pour tenter de relativiser la teneur du défi afin de pouvoir le relever, l’embrasser ne comportait aucun problème majeur. Il suffisait simplement de… Laisser aller. Pourtant, la retenue naturelle du scribe criait au scandale. Il n’y avait rien de consensuel dans tout cet échange.
Il ne s’en offusquerait pas dans un autre contexte. Oh, il doutait qu’il puisse un jour se montrer joueur de la sorte, mais la chose ne le dérangerait pas autant si… Si ce n’était pas du chantage. Peut être exagérait-il, mais il se sentit comme l’une des veilleuses d’aube d’Aros, des catins des rues dont on achetait la vertue contre une bien maigre somme d’argent. C’était ça, il avait l’impression que l’on voulait acheter son baiser… Contre ses propres affaires en plus !

Offusqué, il sembla encore un instant peser le pour et le contre avant de secouer la tête. C’est qu’il avait l’air presque désolé le bougre. Il était en droit de refuser, mais il s’en sentait coupable, allez comprendre.

-Non, je… Ca non, je… Refuse ?

Il ne put s’empêcher d’à nouveau terminer son affirmation en interrogation et il détourna le regard en se pinçant les lèvres. Il fit alors quelques pas en arrière et désigna le sac.

-Je suppose que vous l’avez gagné alors…

Dépité, il haussa les épaules. Il était contrarié, cela pouvait se voir aux rides creusées par sa crispation. Mais il était à Aros. Encore pire, il vivait à Aros. Il en connaissait les risques et les arosiens le disaient bien eux même : Gare à celui incapable de protéger ses biens.
Et il n’était pas brutal pour deux sous. Alors il se résigna. Non pas à embrasser la jeune femme, mais à repartir avec la seule noix de Galla qu’il tenait en main.

La jeune femme tenait le sac en toile de Virgile, du bout de sa main. Ses yeux ambrés fixaient l'homme en face d'elle, en attente de sa réponse. Lorsqu'il s'indigna sur un "mais pourquoi" contrarié, la gitane pencha sa tête sur le côté. Et pourquoi pas ? Voulait-elle lui répondre. Après tout, la vie n'était-elle pas trop courte pour penser aux conséquences ? Qui sait, peut être qu'ils allaient mourir bêtement, dans quelques jours ? Peut être allaient-ils regretter ces instants manqués, ces instants qui auraient pu être vécus ? 

A ce moment là, Dolorès s'imaginait beaucoup de fin possible, à leur situation. Elle voyait Virgile paniquer, puis finalement céder. Elle voyait le blond tremblant, mais toujours déterminé à retrouver son sac. Puis elle imagina une phrase qu'elle aurait pu lui dire: vous auriez pu prendre le sac de force, vous savez. Mais vous avez préféré m'embrasser... 
Alors, lorsque le blondinet balbutia un faible refus, la gitane fronça les sourcils. Les hommes étaient si compliqués à comprendre. Était-ce un "non" qui signifiait "oui" ? Sa morale l'empêchait-il d'assouvir ses désirs ? 

C'est lorsqu'il tendit son doigt vers le sac, que la belle comprit enfin. Je suppose que vous l’avez gagné, lui dit-il. La gitane entre-ouvrit les lèvres, surprise et choquée tout à la fois. Venait-il... De lui refuser un baiser ? 
Elle n'avait jamais vécu cela auparavant. Jamais aucun homme ne le lui avait tenu autant tête à ce point. Tous finissaient par céder: les hommes mariés, les soldats, et même les hommes de foi. Dolorès n'avait pas besoin de se plier en quatre pour faire fondre ces hommes là. Et en une phrase, Virgile venait de lui faire prendre la pire douche froide de toute sa vie. 

Elle cligna des yeux plusieurs fois, comme si cela allait suffire pour la faire sortir de ce mauvais rêve. Mais non: Virgile était toujours là, et allait repartir avec un seule noix de galle. 

- Vous avez tort, dit-elle. J'ai perdu. 

La gitane baissa les yeux l'espace d'un instant, et plongea sa main dans le sac en tissu de l'homme. Elle essaya de condenser les autres noix de galles dans sa main, qu'elle sorti avec délicatesse. 

- Elles sont à vous, dit-elle en tendant sa main pleine à craquer. 

Beaucoup d'émotions bousculaient la belle. Les deux chenapans, le petit diable et le petit ange, se battaient sur les épaules de la gitane. Elle était partagée entre cet ego meurtri, touché là où ça faisait mal, et sa grande fierté, qui lui soufflait de ne rien laisser paraître. Le sang chaud qui battait dans ses veines, se demandait comment Virgile osait lui refuser un simple baiser, alors que son cœur, lui, se demandait simplement pourquoi. Pourquoi avait-il dit non ? N'était-elle pas assez jolie ? N'avait-elle pas les attributs qu'il fallait ? N'avait-elle pas été assez entreprenante ? 

Une grimace laissa transparaître ses multitudes sensations désagréable, tandis que sa main se serrait sur le sac. Elle releva le regard vers le blond, menton en l'air, et arqua un sourcil. 

- On se reverra Virgile.

La belle tourna la tête, et le bruit de ses pas résonnèrent dans la fine ruelle. Dolorès planta le scribe là où elle l'avait entraîné, non pas sans une certaine colère. Qu'est qui clochait chez lui ? 

Qu'est ce qui clochait chez elle ? 

Et pour la première fois, il cru discerner de la surprise et de la contrariété chez la gitane. L'impression ne dura qu'un instant, aussi n'en fut-il pas certain et il ne tenta pas de relever cet élément de détail. Il avait refusé car il avait l'impression de céder au chantage. Il était également convaincu que la bohémienne ne lui rendrait pas les noix de galle qu'il avait 'gagnées'. Pourtant, il la vit enfouir sa main dans le sac de toile pour en ressortir de précieux éléments qu'elle lui tendit.
Elle avait perdu, ce fut ce qu'elle lui souffla sans qu'il ne comprenne réellement la portée de ces mots. Les paris n'avaient pas été tenus et il eut de mal à la penser perdante. Après tout, n'avait-elle pas eut ce qu'elle voulait ? Son sac et une bonne partie de rigolade. La question lui sembla alors légitime. Pourtant, depuis le début de cette rencontre, il avait cherché à comprendre les actes et paroles de Lorna. En vain, et il ne comprenait pas plus le dénouement. Il se serait attendu à de la jubilation, des rires, des plaisanteries sur sa manière de se retirer et d'accepter la défaite aussi facilement. Rien de tout cela.
Il récupéra alors ses noix de galle en tendant les mains en bol à son tour en manqua de laisser en échapper une. Confus, il arqua un sourcil à l'attention de la gitane qui se contenta de conclure que le butin était à lui. Un peu perdu, il ne chercha pas à argumenter et la laissa le contourner sans plus de cérémonie. Devait-il insister pour qu'elle lui rende le sac ? La conclusion était des plus étranges. Pourtant, il la suivit à peine du regard lorsqu'elle s'éloigna et garda un silence des plus cérémonieux.

Décidément, il n'avait rien compris et s'en retrouva bien penaud. Un instant son regard se perdit sur les noix de Galle en repensant aux dernières paroles de la jeune femme. Ils se reverraient ? Diable il espérait que non.
Alors il fourra les petites noix dans une poche de sa veste et soupira. Il ne pouvait se permettre de rentrer bredouille au Phare, et il ne pouvait prétendre s'être fait dépouiller de la sorte. Ainsi, toujours confus par la rencontre, il décida de faire ce qu'il savait le mieux : ignorer les problèmes et tenter de reprendre un semblant de vie paisible. L'incident était finit, du moins l'espérait-il, autant ne plus s'y attarder. Ainsi retourna-t-il au marché afin de refaire ses courses, et il ignora le regard satisfait du vendeur qui engrangeait un double profit.